Dans la nuit qui précède le Forum de Davos, chacun se prépare. D’une part, le jeune Japonais, Tsutsui, monte au-dessus de la station pour s’attaquer à un relais des télécom. D’autre part, le commandant Moritz surveille aussi bien les invités que les non-invités. Et pendant ce temps-là, Max vom Pokk, conférencier invité, se retrouve au lit avec Frénésie, la directrice de l’hôtel. Lire ici le début du récit.
——-
Chapitre 9.
En général Max fait l’amour de tout coeur, jamais mécaniquement. Il témoigne un grand respect à chaque femme et ne manque pas d’en tomber amoureux avant de se déshabiller.
Il ne drague pas, il fait des rencontres. Dans des lieux publics, cafés, musées, hall d’aéroport, ascenseurs. Il ne triche pas. Dès la première conversation, il décline sa profession, sa nationalité et son prénom. Il ne demande pas la réciproque, jugeant déplacée toute curiosité sur l’état civil d’une femme encore inconnue.
Il parle de lui sans emphase, ramène la discussion sur le présent. Il cherche à voir si le monde peut être compris de la même manière par deux personnes qui le voient au même moment.
A Frénésie il demande ce qui lui plaît dans cette reproduction de Kirchner au-dessus du lit. On y voit le clocher pointu de Davos, coupant en deux une composition aux couleurs vives.
– Si tu vas sur place regarder ce clocher, tu verras que les arrêtes de sa charpente ne sont pas droites. Elles forment une vrille, un tire-bouchon de quatre-vingt mètres de hauteur sur une église romane. Kirchner l’a peinte des centaines de fois, son église. J’aime le bleu de ses nuages. Dire qu’il s’est suicidé…
Max s’émeut moins du suicide de l’artiste allemand exilé à Davos que de la couleur qu’il nous laisse. Sa manière de voir en même temps les deux flancs de la montagne, deux point de vue dans un même tableau.
Max cherche un accord sur le quotidien, les détails de l’offre du présent. Il fait remarquer que ça n’arrive pas souvent des hôtels avec des draps bleus. Peut-être est-ce pour mieux mettre en valeur la peau noire de Frénésie?
Il tient à montrer aux femmes qu’il est disponible au monde, ni retenu par un passé compliqué ni tendu vers un utopique avenir. Voilà, je vous offre le présent. Avant, après, je ne sais pas, nous n’y serons pas ensemble.
Pour Max, faire l’amour représente la certitude de l’éternel présent. Ne pas programmer par avance des nuits d’extases, ni jouer sans fin avec les illusions et désillusions de rendez-vous différés. Non, juste être là dans la pénombre d’une chambre où les amants s’enlacent sans serment, mais aussi sans mensonge. Tu es à moi, je suis à toi, tant que nos présents se rencontrent. Cet instant ne nous protège ni des fantômes de l’avant ni de l’après. Ce moment n’est qu’à nous deux.
Max s’en tient à cette morale personnelle. Il ne se voit pas vieillir, juste durer. Son dandysme, comme l’avait appelé un ami, est la plus haute forme de sa résistance au temps.
Il n’est pas certain que Frénésie comprenne exactement la question de Max quand il veut savoir non pas pourquoi elle a quitté New York (une question sur le passé), mais pourquoi elle aime Davos (une question sur le présent). Elle dit:
– Cet endroit représente pour moi un condensé de l’histoire mondiale. Avant la guerre de 1914, les gens venus pour soigner leur tuberculose avaient surtout peur d’y rester. Ils ont organisé ici d’incroyables débats existentiels.
Dans la même maison, à deux pas de l’hôtel, ont vécu Conan Doyle, Robert-Louis Stevenson et Thomas Mann. Dans l’entre-deux guerres, dix pour cent de la population venait d’Allemagne. Heidegger et Cassirer s’y côtoyaient, Einstein se produisait en concert, mais le fils et la fille de Thomas Mann avaient interdiction d’y jouer leur théâtre antifasciste.
C’est à Davos qu’un étudiant juif a tué le chef du parti nazi suisse. Pendant la deuxième guerre mondiale, les Suisses ont toléré ici une clinique réservée aux cadres nazis.
Davos pour moi, tu vois, c’est un modèle réduit de la planète. L’endroit où un méchant Japonais s’en prend à un gentil Américain qui se trouve dans mon lit. Et où le chef de la sécurité téléphone à minuit passée pour s’assurer que tout va bien.
Raconte-moi ta conférence, demain. A quoi ça ressemble?
(A suivre)
——-
Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» sont publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire ici le dixième épisode.
——-
A la même cadence, «Davos Terminus» est publié en traduction anglaise par nos confrères new-yorkais d’Autonomedia.org et en allemand sur le site zurichois Paranoiacity.ch.