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Davos Terminus

Dans cette page sont réunis les 10 premiers épisodes de notre feuilleton de politique-fiction. Ce récit présente le scénario catastrophe auquel le Forum de Davos a échappé de justesse en délocalisant sa prochaine édition.

Chapitre 1

Où l’on apprend qu’un certain Tsutsui veut priver de conversations les participants au Forum de Davos en faisant sauter un relais de téléphonie mobile.

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C’est après minuit que Tsutsui se sent le mieux. Il a calculé son expédition en fonction du coucher de la lune. Depuis dix minutes elle a plongé derrière le glacier d’altitude. Tsutsui gare la Volvo sur le parking à l’entrée de Davos, barbouille un peu de neige sur les plaques, se met en route. La température est de moins cinq degrés. Aucune trace de vent. Sous trois centimètres de poudreuse, la couche est dure, on n’enfonce pas. Mais là-haut, sans arrêt depuis trois jours, il a neigé près d’un mètre.

Pour arriver jusque sous le relais, Tsutsui compte trois heures. Et deux heures au plus pour redescendre. Il ne prendra pas le même chemin à cause des caméras infrarouge, installées le long du parcours.
Sur internet il a observé leurs manoeuvres. Il sait que toutes les vingt minutes, les caméras prennent une image fixe. Il a d’abord imaginé les neutraliser par derrière en les scotchant, mais ça n’est pas facile de grimper le long d’un mat gelé. Les flics s’en feraient vite un cinéma, il a renoncé.

Dans les couloirs du pénitencier, on s’habitue à ignorer les caméras. Sans quoi on devient fou, on ne sait plus ce qui est à soi, ce qui est l’image de soi. Tsutsui n’aime pas s’encombrer la tête avec les idées de ses ennemis. On tombe vite dans leurs pièges. On commence à penser de travers: le téléphone portable est un progrès, la résistance, un signe de faiblesse, la passion amoureuse, une maladie des glandes. Les caméras voient la nuit, il suffit d’envoyer de la lumière rouge sur le sujet à filmer. Ils font ça non seulement dans les pénitenciers japonais, mais aussi dans la chambre à coucher du président des Etats-Unis.

A gravir cette neige dure, on se croirait sur la croûte durcie des cendres de l’Unzen. Il monte à flanc de coteau dans une forêt de sapins qui perdent leurs aiguilles l’hiver. On trouve par ici de drôles de conifères. En été, quand il était venu préparer cette opération, la forêt semblait épaisse. Il n’avait pas prévu qu’en Suisse la neige rend les forêts chauves. Il avait profité d’un week-end d’août où d’autres Japonais viennent admirer les Alpes. Sa chambre d’hôtel plongeait sur la gare de Davos-Dorf. Il y avait dans l’air une douceur qui donnait envie de se promener à deux. Mais il était venu seul pour n’exposer personne d’autre. Une farce simple: la boîte à enterrer n’est pas plus grande qu’un téléphone portable. La charge dépend de ce qu’on fait sauter. Trois kilos de désherbant bien encapsulés suffisent à déstabiliser une plate-forme. Le relais est placé sur un trépied métallique. En supprimant un pied, l’installation bascule, les antennes perdent leur orientation. Ensuite, quarante-huit heures pour tout remettre en place. Tous les relais de la téléphonie de Davos convergent sur celui-là.

Tsutsui imagine ces invités au Forum essayant de téléphoner à leur semblables. Leurs sourires agacés, puis menaçants et finalement ridicules. Le ridicule, c’est ça qu’ils supportent le moins, ça réveille de vieilles peurs d’enfant. Il voit Max vom Pokk, celui qu’il a injurié en fin d’après-midi quand il l’a reconnu de l’autre côté du cordon de policiers, appelant son banquier: la communication ne peut pas être établie. Ou bien le patron de Mitsubishi téléphonant au premier ministre: le correspondant désiré n’est pas disponible.

De jour par ici, le banc permet d’admirer le panorama. Tsutsui s’y installe, tire de sa poche une petite bouteille thermique. Dans le fond du gobelet il ajoute un peu de neige fraîche qui fond avec le thé. Il avale d’un trait, admirant la découpe des montagnes, les vallées latérales où les surfeurs en liberté ont laissé des traces audacieuses. Au fond de la vallée, le village. Camp retranché derrière son mur d’enceinte éclairé à cent mille watts. Rangées de camions le long des tentes blanches, campement des forces spéciales d’intervention. Les paires de petits point noirs signalent des chiens patrouillant aux côtés de leur maître.

Chapitre 2

Où l’on découvre la vie que Tsutsui menait en prison

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Tsutsui imagine la secrétaire du premier ministre cherchant à joindre le directeur de la banque centrale: nous ne sommes pas en mesure d’acheminer votre appel. Puis le premier ministre du Japon lui-même privé de liaison avec sa maîtresse, se masturbant devant le lavabo de sa chambre d’hôtel. Ils vont demander des dommages et intérêts aux organisateurs du Forum. Ils se diront victimes des anti-mondialistes, des terroristes, des frustrés de la croissance et autres déchets de civilisations sans avenir. Tout ça pour un trépied légèrement affaissé.

Cet été Tsutsui aurait pu creuser un trou d’un mètre sous la fondation. Il aurait placé la petite bonbonne et la commande à distance. Il aurait soigneusement refermé le tout, les cailloux dessous, quatre mottes d’herbe au-dessus, y compris la mousse et une touffe d’herbe à vache.

Ce genre de charge ne craint ni l’eau ni le gel. Même la pile électrique est garantie un an à moins trente degrés. Ça n’attendrait qu’un signal, comme une clé qui ouvre une serrure et dit à la charge de désherbant: allez, vas-y, c’est l’heure. Une fois la serrure ouverte, la minuterie accorderait une demi-heure de répit, le temps pour l’artificier de se mettre à couvert.

Assis sur le banc, Tsutsui guette les bruits de la nuit, n’entend que son souffle moins sollicité que par une partie de basket dans la cour du pénitencier. Derrière les murs hauts, il épiait les sirènes du port. D’abord celle de midi et de six heures, mais aussi d’autres signaux plus mystérieux.

Parmi les détenus, certains connaissaient les habitudes du port, prétendaient savoir de quel porte-conteneur il s’agissait. Inutile de les décevoir en leur annonçant que ce bateau-là n’existait plus. En prison on ne vieillit pas, on garde en soi le monde qu’on a quitté, avec ses bateaux et ses idées.

Ce n’est qu’en sortant qu’on se sent démodé. Quand on s’aperçoit que les tickets du métro on changé de couleur, que les gens se rasent maintenant la tête sans raison ou portent de nouveau des pattes d’éléphant. Seule la rage contre l’ordre des choses reste intacte, contre ceux qui se proclament sans droit maîtres du monde.

La journée, Tsutsui ne pensait jamais à s’évader. Mais le soir les sirènes du port attisaient l’appel du large. Il s’endormait persuadé qu’une grue du paquebot tendrait son bras par-dessus le mur d’enceinte, accrocherait son lit et le déposerait aux côtés de sa bien-aimée.

Elle lui avait rendu visite chaque mois, pendant les huit ans de pénitencier. Elle lui racontait en détail la vie de leur fille. Il s’était fait à l’idée d’une enfant qu’on ne voit pas grandir. Lui non plus n’avait pas connu son père. Maintenant il sait que ce type est passé de l’autre côté, dans leur camp retranché. Un ennemi.

Cette fois ils ne le prendront pas. Il ne leur laissera pas l’occasion d’un nouveau simulacre de procès. Le jugement de ces gens-là ne l’atteint plus. Ils sont retranchés là en bas, protégés par leurs barbelés et leurs flics. Ils vont se retrouver coupés du monde, sans les ficelles qui les relient à leurs corbeilles électroniques, à leurs amours payantes, à leur dossiers truqués. Les loups voudront quitter leur tanière. Ou bien se boufferont entre eux.

Tsutsui aurait pu se mêler aux manifestants, comme il l’a fait à Seattle. Une foule joyeuse venue du monde entier, des consignes qu’on se glisse derrière le passe-montagne, des adresses qu’on échange, de la musique qu’on écoute ensemble. Mais aussi d’interminables attentes derrière des cordons de flics, des forteresses imprenables, des charges impuissantes et la panique de se faire arrêter.

En face des manifestants, l’ennemi ne se montre pas à découvert, nous envoie ses flics et voudrait que des gens comme Tsutsui paient encore une fois de leur personne. De Seattle, il a tiré la leçon: démasquer l’ennemi, oui, mais jamais plus à découvert.

Les sabotages symboliques n’ont pas besoin de commentaires. Mirafiori Tsutsui vous salue bien et vous prie de considérer la destruction du relais de télécom au-dessus de Davos comme une partie de la lutte pour libérer l’humanité de ses détracteurs, la planète de ses pollueurs et de ses forces d’occupation.

Vive la zone d’autonomie temporaire. Les forces spéciales sont priées de quitter Davos sans conditions. Et de rendre l’endroit aux bergers de montagne, aux surfeurs, aux anciens prisonniers de vos maisons de correction. Et que ça saute!

Chapitre 3

Où l’on assiste aux avances de Max vom Pokk à une directrice d’hôtel

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Il y a deux heures encore, Max ne connaissait pas cette femme. Frénésie, le nom chante doux. Et là dans le luxueux ascenseur, juste avant d’arriver au deuxième étage où il a sa chambre, Max vient de l’embrasser. Elle lui rend son baiser, presse le bouton pour continuer leur voyage jusqu’au sixième et dernier. Elle sort devant, lui fait signe de la suivre jusqu’à son bureau. Une femme en habit de soirée, une démarche assurée.

Dans l’antichambre, elle salue son assistante qui travaille encore là, minuit passé. Comme Max entre dans la pièce où trône son bureau de directrice d’hôtel, elle met un doigt sur la bouche, puis écarte les rideaux pour qu’il admire la vue sur Davos endormie.

La neige a cessé de tomber. Dans la plupart des maisons, les lumières sont éteintes, sauf du côté de la patinoire où un campement de policiers est éclairé comme en plein jour. Un phare clignotant orange annonce une saleuse à travers les rues désertes. La demi-lune a disparu derrière les montagnes, mais une étrange lueur continue d’éclairer les sommets. On distingue chaque plissement de terrain au-dessus de la limite des arbres, la trouée des télésièges, les relais de télécom sur le sommet.

Il paraît que depuis trois jours en altitude la neige est tombée sans arrêt. On craint des avalanches de poudreuse. Avec la distance, la neige adoucit chaque paysage jusqu’à le rendre mélancolique.

Frénésie prie Max de s’asseoir et prononce quelques phrases commerciales sorties de tout contexte pour donner le change à l’assistante qui tend l’oreille:

– Nous disions donc, Monsieur vom Pokk, que vous pourriez dès cet été nous amener un nombre de clients fixé par avance…

Puis Frénésie ferme la porte d’un coup de talon, s’approche de Max:

– Vous allez redescendre dans votre chambre. Ne pas fermer la porte, juste la pousser, sans que le contact se fasse, sinon ça se voit de la centrale de contrôle. J’arrive dans cinq minutes.

Malgré la folle envie qui prend Max d’embrasser encore Frénésie, il regagne l’ascenseur, non sans avoir salué au passage un monsieur montant la garde devant la porte d’un client de marque.

Il pénètre dans sa chambre au deuxième étage à l’aide d’une carte magnétique, repousse le battant sans fermer, comme l’a recommandé Frénésie.

Max se plante devant le miroir de la salle de bain, sans aucune envie de bouger. Un type fatigué par une journée d’avion, un homme aux cheveux gris, un amoureux qui vient de vivre le coup de foudre le plus fulgurant qu’il ait jamais connu, un conférencier au Forum de Davos, invité pour présenter un sujet d’actualité: «De Mai 1968 à Septembre 2001». Un homme seul, le soir tard, dans un chambre d’hôtel, qui vérifie dans le miroir le maintien de ses traits.

Il n’aime pas cette ride verticale qui se creuse et s’étire deux fois des yeux à la bouche. Comme si la vie avait réussi à marquer Max. Il est là, s’étonnant de son geste de tout à l’heure. Embrasser une inconnue qu’il vouvoie, qui s’est présentée à lui lors d’un cocktail dans le salon de l’hôtel en l’honneur des nouveaux arrivants, les conférenciers du lendemain.

Ce que Max sait d’elle: elle dirige cet hôtel depuis un an, son premier emploi dans l’hôtellerie. Auparavant, elle travaillait à New York dans un bureau d’avocats spécialisé dans les fusions d’entreprises. Elle a une fille de cinq ans qu’elle élève seule, habite un chalet à la sortie de Davos, à l’intérieur du périmètre de sécurité.

Il y avait beaucoup de photographes au cocktail. Peut-être l’un d’eux a-t-il pris la photo de leur premier tête-à-tête au milieu des invités, ce premier regard qui a fait un fulgurant aller-retour.

Tout en se brossant les dents, Max sent un pincement commencer près du cœur, descendre dans l’estomac. Ainsi la joie submerge un enfant qui va partir en voyage dans un pays rêvé. Max reconnaît en lui une espèce d’état second. La mousse du dentifrice aux lèvres, devant le miroir de l’hôtel, il sourit bêtement.

Chapitre 4

Où Frénésie entame sa première nuit d’amour après quatre ans d’abstinence

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Max a juste le temps de se rincer la bouche qu’il entend la porte se refermer. Frénésie n’ose faire un pas, un peu essoufflée, vêtue d’un gros manteau d’hiver. Elle le retire lentement, s’explique:

– C’est que, avec toutes ces caméras dans le couloir, j’ai dû passer par le garage, me plaquer contre les murs, prendre l’escalier de service.

Oui, c’est assez cocasse, une directrice observée par son propre système de sécurité. Max la prend par la main, la fait asseoir sur le canapé, lui propose des fraises, un kiwi ou une orange, offerts, comme dit la carte signée de la main de Frénésie, par la Directrice de l’Hôtel de La Montagne magique.

Ils s’embrassent, elle se relève pour baisser les lumières, grâce à un interrupteur que Max n’avait pas remarqué. Ils échangent encore quelques phrases sur leurs carrières respectives, histoire de ne pas se retrouver trop soudain nus. Les questions se font de plus en plus intimes. Max retire ses chaussures, elle ses bottes de neige.

Elle l’appelle par son prénom. Il aurait préféré garder un peu de distance, aurait eu l’impression de pouvoir se reprendre, mais ce n’est plus possible.

Elle l’embrasse dans le cou, il caresse ses cheveux noirs. Elle veut savoir s’il est déjà venu à Davos. Il prend ses seins, elle défait sa cravate, passe la main dans sa chemise. Il lui raconte comment, à l’âge de six ans, il a passé six mois dans un sanatorium pour soigner son asthme. Son père était venu le trouver, l’avait aidé à rattraper les classes perdues, lui avait appris à écrire la lettre R. Aujourd’hui encore, Max le rend responsable de sa difficulté à écrire cette lettre à la même vitesse que les autres.

Frénésie veut savoir où Max habite à New York, un moyen simple de le situer sur l’échelle sociale. Elle s’amuse à tirer sa chemise de son pantalon. Il respire le parfum au ras de sa joue et passe un doigts derrière son soutien-gorge. Il lui demande son âge, puisque le sien, elle peut le vérifier sur la fiche d’hôtel. Elle dit simplement:

– Vingt ans de moins que toi.

Ce qu’il savait bien sûr, mais qui commence déjà à le gêner. Il a beau avoir aimé de nombreuses femmes, jamais encore… Il trouve cela plutôt bizarre, en tout cas lorsqu’on les voit en société, ces couples où l’homme a une génération de plus que la femme. Elle dit, comme on dit dans ces cas-là:

– Tu ne fais pas ton âge.

Frénésie veut encore savoir comment s’appelle son restaurant préféré à Manhattan. Soudain elle se dégage, se met debout pour mieux se déshabiller. Il s’y est mis aussi, à toute vitesse pour terminer le premier. Elle, au contraire, prend son temps et plie soigneusement chaque pièce de vêtement sur le canapé.

Il est déjà sous la couette bleue quand elle arrive enfin, toute noire, mais souriante, comme la pleine lune au-dessus de Harlem. Il n’ose pas lui dire qu’il n’a jamais, mais vraiment jamais, fait l’amour avec une Noire. Elle dit sans connaître sa pensée:

– Tu as des préservatifs?

Il ressort de sous la couette, repart jusqu’à la salle de bain, renverse sa trousse de toilette, en sort trois sachets plats à l’emballage rose, essaie de distinguer dans le miroir si son ventre n’est pas gonflé par les deux bières qu’il a bues tout à l’heure, pose les préservatifs sur la table de nuit, enlève sa montre pour ne pas la blesser, écarte le faisceau de la liseuse pour qu’aucun d’eux ne s’y brûle. Puis Max recommence avec Frénésie le jeu des baisers partout.

Sans en être conscients, ils ont changé de langue. Jusqu’à maintenant, ils se parlaient anglais et maintenant, c’est en allemand. Elle le parle avec un fort accent américain. Au début, c’est par jeu, mais maintenant c’est comme une langue secrète sous la couette. Wer bin ich, wer bist du? Ils continuent les présentations. Elle dit:

– Ça ne fait rien si tu as les mains froides, mais tu dois d’abord m’apprivoiser.

Il a sur la question une vue différente. Pour lui, c’est elle qui doit l’apprivoiser, car il est dans son hôtel, dans une situation qu’elle a choisie elle-même. Elle dit:

– Ce n’est pas moi qui t’ai embrassé dans l’ascenseur, je n’en reviens pas de ton culot.

Il fait valoir que même s’il a l’air d’avoir fait le premier pas, c’est qu’elle aussi….

– Pas du tout. Depuis exactement quatre ans et demi, je n’ai plus été dans le lit d’un homme. Je n’ai plus couché avec personne. Et voilà Max vom Pokk, sûr de lui et de mes sentiments, qui m’embrasse. A froid. D’abord sur le front, puis pile sur la bouche. Et maintenant tu viens me dire que j’étais d’accord… J’ai même pensé que tu avais trop bu, que tu ne savais pas ce que tu faisais.

Il ne sait pas si elle dit vrai. Mais en tout cas ce n’est pas lui qui a proposé de venir la rejoindre dans sa chambre.

Chapitre 5

Où l’on s’étonne des injures qu’un Asiatique excité a lancé à Max

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Max et Frénésie sont assis dans le lit, l’un à côté de l’autre, comme s’ils venaient de faire l’amour. Leurs doigts emmêlés, leurs sourires complices, leur nudité absolue. Mais pour la morale, il ne s’est encore rien passé. Quelques caresses intimes, elle sur son sexe, lui autour du sien, mais rien d’irréparable.

Sur la table de nuit, trois sachets roses en parfait état. Elle dit:

– Tu m’as plu dès que tu es entré dans le salon. Auf dem ersten Blick. Le premier regard, il n’y a que ça qui compte.

Tout à l’heure encore, il pensait que dans cinq minutes ils seraient sous la douche, elle se rhabillerait ensuite, irait dans son chalet voir sa fille endormie, ils se reverraient peut-être, ou bien elle déciderait que Max n’était pas son type. Que les Noirs faisaient mieux l’amour que les Blancs, ou bien que… Mais ici se joue une autre histoire. Une femme qui prétend parler d’amour avant de le faire, c’est presque impudique aujourd’hui. Il essaie bêtement de vérifier en demandant si c’est bien vrai. Quatre ans et demi sans faire l’amour?

Elle se glisse le long de son ventre, le touche de partout comme pour l’apprendre par cœur. Entre-temps le sexe de Max s’est ramolli, mais il lui semble la désirer plus fort qu’avant. Il lui raconte quand il était enfant et que son père invitait un homme d’affaire noir, il allait le lendemain voir si les draps n’étaient pas noirs. Elle l’interrompt:

– Et tu devais constater que ton père avait raison. Tu verras, demain matin, ces draps seront noirs. Nous, les négresses, nous laissons toujours un peu de notre cœur noir dans les lits où nous passons.

Max en profite pour lui demander si le père de sa fille est un Noir. Elle dit:

– Qu’est-ce que tu crois?

Mais elle ne satisfait pas sa curiosité. Puis elle lui lance un si beau sourire que, même sans avoir couché avec elle, il sent ce regard lui vriller le cœur plus profond qu’il ne l’aurait voulu. Ils parlent de la scène qui s’est déroulée vers cinq heures de l’après-midi. Elle dit l’avoir vue au journal télévisé du soir:

– On te voyait en gros plan, protégé derrière un cordon de policiers. Toi, à l’intérieur du périmètre. A l’extérieur, une foule de manifestants. Un Japonais, le visage déformé par la haine. On le voyait te montrer du doigt. Crier ton nom. Je ne me souviens plus exactement. Il criait ton nom, avait l’air de te connaître.

Non, Max ne le connaît pas. Le manifestant savait le titre de sa conférence de demain: «De mai 1968 à Septembre 2001». Facile, c’est sur internet, peut-être même avec une photo. Sans être un personnage public, Max n’est pas complètement anonyme. Il est partenaire de l’agence d’architecture MNOP à New York, chargé de la construction des halles de fret. Un spécialiste mondial.

– Oui, mais pourquoi, Max, pourquoi justement ce Japonais t’en voudrait-il?

Max pense que c’est de bonne guerre, donner un visage à l’ennemi, trouver des figures expiatoires. On faisait ça aussi en 68. Chacun construit ses têtes de Turc, mais Max ne s’attendait pas à en devenir une. Il a beaucoup hésité à venir à Davos, il ne fait plus de politique, court les marathons, essaie d’être honnête avec ses contemporains et de construire les hangars les plus adaptés aux besoins.

Frénésie dit que Max a l’air d’un type absolument libre. Ce qu’il prend pour un compliment, même s’il ne voit pas ce qui lui fait dire ça. Elle est au moins aussi libre que lui. Quant à cet imbécile de Japonais, il fait partie d’un autre monde, celui de l’extérieur.

Chaque génération doit faire sa place. Il reste à celle-là un long chemin à parcourir avant de s’installer dans les fauteuils occupés par la génération des années soixante.

Chapitre 6

Où l’on s’informe des méthodes du commandant Moritz, chef de la sécurité du Forum

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– Chef, je t’ai fait un mél, tu cliques sur le nom du fichier attaché. Voilà le résultat, l’identité des manifestants à l’arrivée des délégations.

Le commandant Moritz repousse d’un coup de talon son fauteuil à cinq roulettes pour s’éloigner des écrans. D’un sourire complice, il remercie Ruth, son assistante, pour ses recherches.

Hier soir, onze types se sont montrés particulièrement bien informés. Ils interpellaient nommément les participants au Forum par-dessus le cordon des policiers. Ces types-là sont les leaders informels du mouvement. Le commandant Moritz a donné ordre de les identifier en priorité. Ruth a bien travaillé. Comme elle le lui propose, il positionne son curseur.

Le commandant Moritz part du principe que chacun est suspect. Au départ, il ne peut pas savoir qui est manifestant contre le Forum et qui est participant au Forum. Car parmi les participants, certains peuvent avoir des intentions délictueuses.

Les journalistes voient ça de manière trop simple. Il y aurait le dedans à protéger et le dehors. Le commandant Moritz n’aurait qu’à rendre étanche l’intérieur pour le séparer de l’extérieur. Or les journalistes sont les premiers à vouloir passer d’un côté à l’autre.

Sur onze manifestants, sept sont identifiés avec certitude. Deux sont inconnus des services de sécurité et deux autres ne sont que probablement identifiés. Les sept photos avec noms vont être mises à la disposition des chefs de secteur avec la mention leader informel. Ces sept-là travaillent comme le commandant Moritz, mais dans le but contraire. Pour eux l’ennemi, c’est le décideur mondial.

Parfois ils opèrent une fixation sur l’un de ces décideurs, comme ils le faisaient, enfants, sur une vedette de télévision. Ils fouillent sa carrière, sa vie privée, alimentant un site Internet. Une véritable névrose. Les as de la contre-enquête ne sont pas les plus violents, mais dangereux. Ils argumentent.

La liste des sept. Un Américain pour lequel le FBI a transmis un volumineux dossier inutilisable. Un Grec, inévitablement sans dossier, mais prétendument très dangereux. Trois Suisses, au dossier propre et clair avec évaluation du potentiel subversif. Un Français. Et un Japonais dont le C.V. vient d’Interpol à Lyon. Condamné pour meurtre, libéré pour bonne conduite. Bonne conduite? On verra ça à la fin du Forum.

Le commandant Moritz appelle Ruth. A propos de cette liste, elle a le même sentiment. Le seul suspect qui mérite attention est ce Mirafiori Tsutsui, né à Nagasaki en 1970. Il faudrait que les Japonais envoient directement son dossier, mais transcrit dans une langue civilisée, par exemple l’anglais.

Dans la salle de contrôle, vingt personnes travaillent pour le tour de nuit. Presque la moitié de femmes. Le commandant Moritz doit pouvoir compter sur chacun et chacune, être sûr qu’aucun membre de l’équipe ne peut se soustraire à la vraie mission, le contrôle des flux.

Tous les postes de travail sont équipés de la même manière. Quatre écrans, un clavier, un combiné téléphonique, un micro cravate. Tout doit être consigné. Les conversations sont enregistrées même en interne, chaque opération informatique sauvegardée, la moindre manipulation d’image archivée. Le commandant Moritz surveille beaucoup les autres parce qu’il est d’accord de se surveiller lui-même.

L’avantage qu’il a sur les clients du Belvédère, du Fluela ou de La Montagne Magique, c’est qu’il est incorruptible. Il aurait pu choisir les affaires, pour devenir très riche, il a préféré la morale.

Ces gens qui se prétendent importants par le seul pouvoir de leur argent essaient toujours de lui faire des cadeaux. Des vacances par ci, une fourrure à sa femme par là. Il dit non et non. Il veut qu’on soit juste, il aime que son pays soit un modèle de démocratie, pas une république bananière. Pas comme la France ou l’Allemagne.

Chez le commandant Moritz, personne n’a jamais fait sauter un PV. Celui qui le ferait sauterait avec.

Chapitre 7

Où l’on constate que le commandant Moritz surveille aussi bien les invités que les non-invités.

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– Voilà les résultats, chef. Ils sont rapides, ces Japonais, dit Ruth.

De nouveau il suffit au commandant Moritz de cliquer pour dérouler les vues anthropométriques de face et de profil du nommé Tsutsui, de père inconnu, et de mère décédée, Shizuko Tsutsui (1945-1998). Condamné pour meurtre sur la personne d’une dirigeante de la mafia japonaise. Etat civil, célibataire, un enfant, vit séparé de la mère, Vania vom Pokk, née à Lugano (Suisse) en 1960.

Ruth a complété les renseignements transmis par un double commentaire personnel. Un: Tsutsui a sans doute des raisons familiales de reconnaître Max vom Pokk dans la foule des participants. Deux: Tsutsui a passé une nuit cet été (le 8 août) à Davos (cf. fiche d’hôtel).

Ruth propose d’ouvrir une enquête. Le commandant Moritz n’est pas d’accord. Il est chargé de contrôler les flux. Si quelqu’un du dedans connaît quelqu’un du dehors, il faut que l’un et l’autre soient suspects avant de considérer cette donnée comme une menace.

Le contrôle des flux est, le commandant Moritz ne le dira jamais assez, le but de son travail. On n’a pas le temps de se faire plaisir avec des enquêtes, genre commissariat. On occupe le front, on ne travaille ni pour les juges ni pour les journalistes. On doit fonctionner comme des sismographes qui, dans le frémissement tectonique, détectent les tremblements à venir.

Conclusion: le commandant Moritz boit un verre de Coca light, déballe un autre Hollywood à la menthe et dit à Ruth de vérifier si le fichier de Schengen porte la trace de Max vom Pokk. Comme motif de la demande, Ruth donnera: menace contre les flux de capitaux.

Dès treize heures demain commence la manifestation contre le Forum. Le commandant Moritz a convoqué pour dix heures une séance de coordination qui servira à définir ce qu’on racontera à la presse vers onze heures. Il se lèvera donc à huit heures, après avoir dormi six heures.

D’ici peu, avant de descendre dans sa chambre, il fera quelques pas dans la nuit d’hiver. Il aime cet endroit presque autant que la haute Engadine, la vallée est plus étroite, a plus d’intimité. Il serrera la main de quelques hommes en uniformes qui montent la garde, ça fortifie leur motivation. Il marchera jusqu’à la Haute Promenade. Après ça, on dort mieux.

Arrivent sur son écran les renseignements sur Max vom Pokk. Edifiant! Soupçonné en 1975 d’avoir saboté le pavillon d’une centrale nucléaire. Mais depuis lors: Sans Comportement Subversif Connu.

Ce genre de type, le commandant Moritz est-il vraiment chargé de le protéger? Ou bien est-ce un infiltré, un voyou qui n’attend que l’occasion d’incendier le Centre des congrès?
S’ajoute le résultat des recherches personnelles de Ruth:

– Max vom Pokk est arrivé ce soir à La Montagne magique, prononcera demain une conférence intitulée «De Mai 1968 à Septembre 2001», est domicilié à New York, U.S.A. depuis 1983. Profession, architecte, partenaire associé du bureau MNOP.

Si c’est un infiltré, il cache bien son jeu.

Chapitre 8

Où le commandant Moritz établit un lien entre l’invité Max et le non-invité Tsutsui

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Pour le commandant Moritz, ça commence à devenir sérieux. D’une part, cet invité au Forum, Max vom Pokk, est agressé verbalement par un manifestant, d’autre part, il semble lui-même n’avoir pas un dossier très net. En vingt ans, le pauvre, il aura changé d’avis. Pour savoir ce que fait le bureau MNOP, Ruth a fouillé la Toile publique. Il y a là davantage d’informations que dans le plus complet des fichiers du commandant Moritz.

La photo montre Max vom Pokk aux côtés de sa dernière réalisation, l’aéroport de Nagasaki. Voilà qui devient encore plus intéressant, puisque Tsutsui, le leader informel condamné pour meurtre, est justement né à Nagasaki.

Cela mériterait un supplément d’enquête, mais sans perdre de temps. Demain matin, à tous les coups, les journalistes demanderont si les services de sécurité ont identifié les leaders informels. Ils voudront savoir qui est le Japonais dont le visage haineux est apparu hier soir sur les écrans de télévision comme un symbole de la confrontation personnelle de deux générations.

Le méchant jaune qui injurie le gentil américain venu faire une conférence sur les enseignements de la révolte de 68. Et tout ça à Davos, séparé par un épais cordon de policiers.

Ça illustre exactement le contraire de l’esprit de Davos. Non pas les bons offices d’un pays neutre, mais la haine entre des gens qui ne se parlent plus.

Le commandant Moritz veut désamorcer ça auprès des journalistes. Il dira que, oui, ce Monsieur Tsutsui est un repris de justice qui veut se rendre intéressant en venant à Davos. Ce genre d’éléments n’ont rien à chercher ici.
Voyez en revanche Max vom Pokk, il a sûrement été tenté, il y a longtemps, par la contestation violente. Aujourd’hui, il aide à la circulation des marchandises sur toute la planète. Il construit des halls de frets.

Messieurs les journalistes, si vous voulez vraiment faire votre travail, n’inventez pas des histoires, racontez celles qui donnent l’exemple. Le voilà illustré, le côté positif de la mondialisation et le rôle exemplaire de ce pays d’accueil. Monsieur Max vom Pokk est à lui seul une success story.

Reste qu’à passé minuit, on ne peut pas réveiller Max vom Pokk. A moins qu’il vienne de se coucher. Finalement le commandant Moritz décide d’appeler lui-même La Montagne Magique:

– Ah, commandant Moritz, vous voulez parler à notre directrice. Elle vient de rentrer chez elle. Je peux vous donner son portable. A moins que je puisse… Vous me connaissez, je suis le père de Barbara qui travaille au poste de contrôle. Oui, nous avons organisé un cocktail qui s’est terminé il a y juste une demi-heure. Oui, Monsieur vom Pokk, est à peine monté dans sa chambre. Je vous le passe. Monsieur vom Pokk, un appel pour vous.

– Oui, vom Pokk, c’est moi-même. C’est plutôt tard, mais je vois que la sécurité en Suisse fait les choses à fond.

Si je connais le type qui m’a injurié ce soir? Non. Un Japonais, je crois. Qu’est-ce que vous dites? Nous sommes parents? Nous serions parents. C’est lui qui vous l’a dit? Oui, c’est exact, j’ai une nièce de ce nom.

Et comment s’appelle-t-il? Mirafiori Tsutsui. Non, ça ne me dit rien. Tout ce que je sais, Tsutsui est un nom très répandu là-bas, c’est comme Schweizer chez vous. Oui, vous en savez des choses, j’ai construit la halle de fret de Nagasaki, mais je ne vois pas le rapport. Ça ne peut pas attendre demain? J’ai une conférence à donner, mais après, si vous voulez… Parce que vous vérifiez même les contacts avec les journalistes? Oui, j’ai noté, le commandant Moritz.

Je viens de parler au grand chef de la sécurité du Forum. Ça ne doit pas être facile, la sécurité. Je ne voudrais pas être à votre place.

Lui non plus, le commandant Moritz, ne voudrait pas être à la place de ce Max. Faire une conférence pour comparer Mai 1968 et septembre 2001. D’abord, ce n’était pas la même chose. Ensuite ceux qui étaient dans la rue en 68 n’ont pas à s’en vanter publiquement.

Le commandant Moritz, à l’époque, avait huit ans. Il n’y a pas de meilleur alibi.

Chapitre 9

Où le lecteur et Max sont priés de s’intéresser à l’histoire de Davos

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En général Max fait l’amour de tout coeur, jamais mécaniquement. Il témoigne un grand respect à chaque femme et ne manque pas d’en tomber amoureux avant de se déshabiller.

Il ne drague pas, il fait des rencontres. Dans des lieux publics, cafés, musées, hall d’aéroport, ascenseurs. Il ne triche pas. Dès la première conversation, il décline sa profession, sa nationalité et son prénom. Il ne demande pas la réciproque, jugeant déplacée toute curiosité sur l’état civil d’une femme encore inconnue.

Il parle de lui sans emphase, ramène la discussion sur le présent. Il cherche à voir si le monde peut être compris de la même manière par deux personnes qui le voient au même moment.

A Frénésie il demande ce qui lui plaît dans cette reproduction de Kirchner au-dessus du lit. On y voit le clocher pointu de Davos, coupant en deux une composition aux couleurs vives.

– Si tu vas sur place regarder ce clocher, tu verras que les arrêtes de sa charpente ne sont pas droites. Elles forment une vrille, un tire-bouchon de quatre-vingt mètres de hauteur sur une église romane. Kirchner l’a peinte des centaines de fois, son église. J’aime le bleu de ses nuages. Dire qu’il s’est suicidé…

Max s’émeut moins du suicide de l’artiste allemand exilé à Davos que de la couleur qu’il nous laisse. Sa manière de voir en même temps les deux flancs de la montagne, deux point de vue dans un même tableau.

Max cherche un accord sur le quotidien, les détails de l’offre du présent. Il fait remarquer que ça n’arrive pas souvent des hôtels avec des draps bleus. Peut-être est-ce pour mieux mettre en valeur la peau noire de Frénésie?

Il tient à montrer aux femmes qu’il est disponible au monde, ni retenu par un passé compliqué ni tendu vers un utopique avenir. Voilà, je vous offre le présent. Avant, après, je ne sais pas, nous n’y serons pas ensemble.

Pour Max, faire l’amour représente la certitude de l’éternel présent. Ne pas programmer par avance des nuits d’extases, ni jouer sans fin avec les illusions et désillusions de rendez-vous différés. Non, juste être là dans la pénombre d’une chambre où les amants s’enlacent sans serment, mais aussi sans mensonge. Tu es à moi, je suis à toi, tant que nos présents se rencontrent. Cet instant ne nous protège ni des fantômes de l’avant ni de l’après. Ce moment n’est qu’à nous deux.

Max s’en tient à cette morale personnelle. Il ne se voit pas vieillir, juste durer. Son dandysme, comme l’avait appelé un ami, est la plus haute forme de sa résistance au temps.

Il n’est pas certain que Frénésie comprenne exactement la question de Max quand il veut savoir non pas pourquoi elle a quitté New York (une question sur le passé), mais pourquoi elle aime Davos (une question sur le présent). Elle dit:

– Cet endroit représente pour moi un condensé de l’histoire mondiale. Avant la guerre de 1914, les gens venus pour soigner leur tuberculose avaient surtout peur d’y rester. Ils ont organisé ici d’incroyables débats existentiels.

Dans la même maison, à deux pas de l’hôtel, ont vécu Conan Doyle, Robert-Louis Stevenson et Thomas Mann. Dans l’entre-deux guerres, dix pour cent de la population venait d’Allemagne. Heidegger et Cassirer s’y côtoyaient, Einstein se produisait en concert, mais le fils et la fille de Thomas Mann avaient interdiction d’y jouer leur théâtre antifasciste.

C’est à Davos qu’un étudiant juif a tué le chef du parti nazi suisse. Pendant la deuxième guerre mondiale, les Suisses ont toléré ici une clinique réservée aux cadres nazis.

Davos pour moi, tu vois, c’est un modèle réduit de la planète. L’endroit où un méchant Japonais s’en prend à un gentil Américain qui se trouve dans mon lit. Et où le chef de la sécurité téléphone à minuit passée pour s’assurer que tout va bien.

Raconte-moi ta conférence, demain. A quoi ça ressemble?

Chapitre 10

Où l’on éclaire les amours de Max et Frénésie d’un jour politique et culturel

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Max parle à Frénésie d’idées qui sont dans l’air depuis longtemps, qu’il rappellera dans son exposé.

D’abord la génération de 68 a balayé quelques vieilleries qui avaient la vie longue. Il fallait liquider le travail à la chaîne, libérer les moeurs, détruire le patriarcat, ce n’est pas si mal réussi.

Puis sont venus les post-modernes, ces petits cons qui prétendent que rien n’a de sens, tout tourne en rond, l’histoire est finie, l’art n’est qu’une perpétuelle citation, le New Age la seule religion. Heureusement qu’arrive une nouvelle génération, née à Seattle et baptisée à Gênes. Elle ose un nouvel engagement, parle de politique.

– Mais toi, Max, là-dedans, tu en es où? Pourquoi es-tu dans mon hôtel ce soir? Et même dans le lit d’une post-moderne, si je t’ai bien compris.

Parce que Max n’avance jamais droit. Sa marche est celle du cavalier sur l’échiquier. Un pas de côté, deux pas en avant. Il ne se laisse jamais prendre dans la ligne de mire de l’ennemi.

– Mais tu vas coucher avec l’ennemi, Max. Cela t’arrive souvent, ce genre d’exception?

Comme elle dit ça froidement. D’un coup, il sent son sexe devenir mou. Il éprouve comme un reflux de tout l’élan qui le portait vers elle.

Il essaie de la persuader qu’elle, non, elle Frénésie ne peut pas être considérée comme une représentante du New Age. Elle est bien trop belle pour dire ça. Il caresse sa joue, pose un baiser sur son front.

Rien n’émeut davantage Max que les seins d’une femme nue couchée sur le dos, quand ils ne dépassent presque plus du buste. Plus tard, cette femme s’assiéra sur le lit, d’une manière ou d’une autre sa poitrine reprendra la forme qu’il a remarqué tout à l’heure sous le chemisier de Frénésie.

Pour le moment, les amants sont couchés, le monde est à eux, personne ne peut les déranger, à moins que l’un demande: tu te souviens? Ou alors une bête de phrase comme: qu’est-ce qu’on fera demain? Le présent de l’amour précède tous les mystères de la création. Eden ici et maintenant, deux corps allongés côte à côte, l’un sur l’autre ou, fatigués, se tenant encore par la main, par les lèvres.

Le temps se contracte, comme deux aiguilles qui tournent ensemble sur le cadran des draps d’hôtels. Rejoue-moi dans le dos la petite musique de tes doigts. Ma nuque sur ton genou, mon oreille dans ta nuque, tes cuisses devant mes yeux. Et voilà qu’on repart en voyage, que l’espace du lit sur nous se referme. L’amour, le faire, le vivre, le faire vivre pour que les seules larmes soient celles du bonheur.

– Vraiment Max, tu es capable de ne penser qu’au présent? Ce qui se passera demain matin ne te préoccupe pas? Quand ces puissants messieurs aux vestons bien boutonnés te poseront des questions pointues, ton sourire suffira?

Et Frénésie que s’imagine-t-elle ? Pourquoi après quatre ans et demi d’abstinence se trouve-t-elle dans le lit du premier venu à philosopher sur l’amour, à cacher ses caresses au milieu des mots? Une Noire dans les neiges. Est-ce vraiment sa place?

– Max, tu sais, dans le salon de mon hôtel… je dis mon hôtel mais il n’est pas plus à moi qu’à toi… dans le salon, tandis que tu me parlais, ton whisky à la main, je regardais tous ces autres hommes. J’ai eu un moment de vertige en comprenant ce qui me plaisait en toi.

Qu’est-ce que ça pouvait bien être?

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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» seront publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire viagra cialis levitra suppliers le onzième épisode.