«L’humour a permis à des millions d’individus de préserver leur identité, la blague faisant office de signe de reconnaissance», explique le rabbin philosophe Marc-Alain Ouaknin dans sa «Bible de l’humour juif» en deux volumes.
L’humour palestinien a désormais aussi sa «bible». Sharif Kanaana, professeur d’ethnologie à l’Université de Bir Zeit et Pierre Heumann, correspondant au Proche Orient de la Weltwoche, viennent en effet de publier une anthologie du witz palestinien («Wo ist der Frieden? Wo ist die Demokratie? Der palästinensische Witz: Kritik, Selbstkritik und Uberlebenshilfe») aux éditions Chronos, Zürich.
On y découvre des Palestiniens qui, comme leurs adversaires Israéliens, pratiquent cette politesse du désespoir qu’est l’humour. Depuis plus de vingt ans, Kanaana a recueilli les plaisanteries qui circulent dans les territoires occupés. Dans son ouvrage, il en présente plus de 200, catégoriées et commentées.
«Les piques peuvent être exagérées et polémiques, elles contiennent toujours une parcelle de vérité», estime Pierre Heumann. Partant du constat que les blagues reflètent authentiquement ce que pensent et ressentent les individus, les deux auteurs en ont fait le baromètre des états d’âme de la population palestinienne.
L’ouvrage décrit ainsi différentes étapes chronologiques dans le regard porté par les Palestiniens sur eux-mêmes. Avant la première Intifada, leur estime de soi était synonyme de haine de soi. Se propageaient alors plaisanteries macabres et portraits d’éternels perdants.
- «Pourquoi, lors d’une vente aux enchères de cerveaux, les cerveaux palestiniens atteignent-ils les prix les plus élevés? Parce qu’ils n’ont pas encore été utilisés.»
Avec la première Intifada, les Palestiniens se dépeignent dans leur mots d’esprit comme de fiers vainqueurs. Les enfants y occupent une place centrale. Ce sont les véritables héros des histoires véhiculées à l’époque.
- «Pendant un couvre-feu, une Palestinienne ressent ses premières contractions. Deux soldats israéliens l’emmène dans un hôpital proche. Le médecin annonce l’arrivée de jumeaux. Le premier sort la tête, aperçoit les uniformes. Rapidement, il retourne dans le ventre de sa mère et avertit son frère: «Achmed, nous sommes cernés. Apporte des pierres! Nous devons attaquer.»
Le début du processus de paix voit les railleries palestiniennes prendre pour cible leurs propres instances religieuses et politiques. Sans ménagement aucun, l’humour politique se détourne de l’ennemi pour devenir quasi exclusivement autocritique. Les Palestiniens ne se gênent pas de brocarder leurs autorités et la corruption ambiante.
- «Après minuit, Arafat est en séance avec ses ministres dans son bureau. Le téléphone sonne. C’est sa femme Suha qui a entendu du bruit. «Des voleurs sont entrés chez nous, crie-t-elle effrayée, viens vite à la maison!». Arafat la rassure: «Impossible, tous les voleurs sont en ce moment avec moi dans mon bureau.»
La deuxième Intifada commencée en septembre 2000 suscite bien des doutes. En témoignent, les histoires qui circulent. L’humour est devenu noir.
- «Un jeune combattant de l’Intifada demande à son père deux billets de bus. «Je veux aller jusqu’aux barricades pour lutter contre les Israéliens.» Le père: «Voici un billet pour y aller». «Pourquoi ne m’en donnes-tu pas deux?». «Tu n’as pas besoin du second. Tu reviendras certainement avec l’ambulance.»
La cote de popularité d’Arafat est actuellement au plus bas. Innombrables sont les propos sarcastiques à son égard.
- «Fâché, Arafat convoque son ministre des Postes. Comment se fait-il que les timbres avec mon portrait ne restent pas collés? Le ministre: «Il se pourrait bien que les gens crachent du mauvais côté du timbre!»
Pour Pierre Heumann, «tant que fusent les plaisanteries, même si les piques sont virulentes, la population conserve l’espoir. L’humour politique est le signe que la société cherche à résoudre ses problèmes. Or, durant ces derniers mois, le nombres des bons mots a drastiquement chuté…» (Weltwoche, 15 décembre 2001).
L’humour est l’ultime phase du désesoir, prétendait Anatole France. La pénultième, corrigent certains, qui préfèrent attribuer le dernier rang au terrorisme.