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Un Nouvel An sous une avalanche de SMS

Elle est arrivée toute bronzée et reposée, avec cet air conquérant qu’arborent les gens qui reviennent de contrées lointaines et qui n’ont pas encore repris leur train-train quotidien. Jeanne était vraiment splendide dans son tailleur amande, assorti à ses grands yeux verts qui me parurent plus vifs que d’ordinaire. Était-ce l’effet des vacances ou s’était-elle fait refaire les paupières?

Comme d’habitude, Jeanne n’avait pas jugé nécessaire de prendre rendez-vous. Pour cette grande bourgeoise, épouse d’un professeur en médecine et fille d’un politicien libéral, le monde n’avait été créé que pour se mettre à son service.

-Je sais que c’est un peu tard, mais je vous souhaite la plus heureuse des années 2002, chère Alice. Tenez, je vous ai rapporté un petit cadeau de la Guadeloupe, une île charmante mais infiniment moins bien adaptée au tourisme de luxe que Saint-Barthélemy.

J’ouvris le paquet tout en installant ma cliente. C’était un pot de confiture à la banane. Je déteste les bananes et je hais la confiture.

-Oh, merci Jeanne, mais vous n’auriez pas dû. J’adore les bananes. Et la confiture aussi.

-C’est bien que vous me le disiez. Je fais chaque année des confitures maison. Je vous en donnerais quelques unes l’été prochain. Je suis une spécialiste de la gelée de cassis.

Je souris à l’idée d’être aussi rapidement punie de mon pieux mensonge. Jeanne pris mon sourire pour un encouragement à écouter son récit de vacances. J’exècre les récits de vacances, moi qui n’en prends jamais.

Occupée que j’étais à renseigner la nouvelle stagiaire et fatiguée d’une nuit passée sans dormir, j’écoutais d’une oreille les lieux communs de Jeanne.

-Et les Créoles sont si amusants…..Vous ne connaissez pas ce légume qu’ils appellent christophine? Avec le temps qu’il fait là-bas, je comprends qu’ils n’aient pas envie de travailler… Et l’océan était d’un bleu turquoise… Ils se sont mis à l’euro alors qu’ils savent à peine compter… Ils ne vivent que pour le carnaval… Ce sont de grands enfants…

Jeanne était une femme de grande classe mais sa condescendance à l’égard des autres, tous les autres, c’est-à-dire tous ceux qui n’habitent pas dans les environs du parc Bertrand, à Champel, avait quelque chose de fatiguant. Lasse d’écouter son récit, je lui demandais:

-Et comment s’est passé votre 31?

-Ne m’en parlez pas. Une horreur! Je n’ai jamais vécu une soirée aussi ennuyeuse.

-La faute à qui? A votre nouveau maître de maison? Vous m’avez dit la dernière fois que malgré ses recommandations, il n’était pas à la hauteur.

-Non, non, il me donne entière satisfaction. Ce qui a pourri mon réveillon, ce sont les téléphones portables. C’est une des inventions les plus imbéciles de ces dix dernières années. Imaginez! Nous étions douze. Il y avait un couple de médecins avec leur fils cadet; Régine et Rachel, mes deux partenaires de bridge; le fiancé de ma fille, Jacques; ma fille, Solange; Pierre, un collègue de mon mari en instance de divorce et nos voisins de palier – lui est procureur, elle anesthésiste aux Grangettes.

Après avoir dîné, nous nous sommes tous retrouvés dans le salon pour attendre le 1er janvier. A minuit pile, nous nous sommes souhaité une bonne année, puis chacun est parti dans son coin pour envoyer des messages téléphoniques.

-Mais c’est normal Jeanne. J’ai fait de même le 31. J’ai envoyé et reçu beaucoup de SMS. J’ai même commencé à partir de huit heures du soir pour éviter les embouteillages de minuit. Vous êtes vraiment sectaire. C’est un bonheur de souhaiter la bonne année aux gens qu’on aime…

-Oui, mais pas pendant deux heures! Imaginez le tableau. Chacun était concentré sur son clavier et tapotait des messages. Impossible de les distraire de leur prose. Les bip, bip, bip résonnaient dans tout l’appartement. C’était insupportable. J’ai même dû aller chercher mes boules Quies.

-Vous exagérez…

-Pas du tout! Pendant que mon salon s’était transformé en bureau de dactylo, j’ai eu le temps de tout ranger et même de lire deux chapitres du dernier Jean d’Ormesson. Il a fallu attendre deux heures du matin pour que chacun redevienne un peu disponible aux autres. C’est un comble. Vous passez le 31 avec des gens et c’est à peine si vous vous parlez. Être à ce point absent en étant là, je n’avais encore jamais connu ça! Je vous jure, Alice, on se serait cru à une soirée de spectres.

Jeanne n’eut pas le temps de finir sa phrase que son portable se mis à sonner. Une effroyable sonnerie comme une fanfare militaire. «Oui, mon chéri… J’y serai… Ne te fais pas de souci… A ce soir!»

-Je croyais que vous ne vouliez plus entendre parler des portables?

-Mais Alice, ne soyez pas naïve. On ne peut pas vivre sans. Où en étais-je? Ah oui, à la soirée spectrale. Et bien après cet interlude de deux heures, tout le monde s’est senti fatigué. On a bu encore une coupe et chacun est reparti chez lui. J’avais vraiment l’impression d’être la boniche du 31. Pas un merci, rien. Normal!

-Vous exagérez encore…

-Non, ce n’est que le lendemain matin que mes invités m’ont témoigné un peu de reconnaissance.

-Ils vous ont envoyé des fleurs?

-Non, ils m’ont transmis chacun un message écrit. Mon mari m’a enfin montré comment les lire et les envoyer. J’en avais dix, tous plus gentils les uns que les autres. Il faut maintenant que j’apprenne à changer la sonnerie…