Les expressions pour dire «ça ne m’intéresse pas» pullulent à l’école, où, a priori, peu de choses intéressent les ados. C’est ainsi que, suite à une honorable tentative de ma part d’apprendre à mes élèves les sens du verbe «foutre», trop communément employé dans l’expression «on s’en fout» et le plus souvent orthographié «fou» dans les toilettes des établissements scolaires, j’entends l’un d’eux rétorquer «on s’en bat la race!»
Pour le coup, je me suis à mon tour interrogée sur le sens de cette formule. Ou plus exactement sur son origine car son sens, souligné par l’intonation mi-désabusée, mi-agressive de l’élève, me semblait évident. Je pose donc la question à l’intéressé. «Aucune idée», me répond-il alors avec dédain, l’air de dire: «Ça aussi, on s’en branle!»
«Je m’en bats l’œil» a toujours existé dans le sens de «je m’en moque». Aujourd’hui, pour dire la même chose, on remplace volontiers l’œil par une partie corporelle plus vulgaire comme les couilles ou les burnes. De la même manière, «je m’en fiche» est devenu «je m’en fous» ou «je m’en branle», histoire de marquer aussi son désintérêt par un manque de respect à l’égard de son interlocuteur, j’imagine.
Alors pourquoi «la race»? Parce que c’est vulgaire? Certes, le mot a une forte connotation négative, liée à la ségrégation. C’est d’ailleurs la première précision, et manifestement la seule qui comptait, apportée par mon élève à sa réponse. «Aucune idée. Mais c’est pas raciste en tout cas». Sans pour autant qu’il soit capable de déterminer la portée véritable des mots qu’il venait d’utiliser.
Et, en effet, le mot «race» est plutôt positif dans la bouche de la nouvelle génération. On est fier de sa race. On s’identifie à sa race. Dans cette perspective, l’expression semble donc paradoxale. D’autant plus qu’elle fait de la race une partie de l’individu et non l’inverse. Le terme, ainsi employé, n’a donc pas vraiment de sens et c’est ailleurs qu’il faut chercher l’origine de cette expression.
L’argot des jeunes est pour l’essentiel un mélange de verlan et de rap. Ainsi Joey Starr, le rappeur controversé de NTM, a introduit «nique ta mère» dans le vocabulaire des ados, qui a évolué en «nique ta race», dans la même intention, globale, d’écorcher les notions de respect et d’appartenance.
De là, le mot race a insensiblement glissé vers l’expression «on s’en bat la race». Sans logique sémantique. Parce que c’est style. C’est du moins ce qu’en pense un collègue enseignant la musique et versé dans le jargon véhiculé par le rap.
Quant à moi, j’ai rêvé un instant que les jeunes avaient créé cette expression à partir de «je m’en bats l’oeil» par analogie phonique avec «je m’en balance / bats la race». On pourrait presque en faire un poème, ou un tube. De rap.
Mais j’ai eu tort. Le langage branché est simple. Il suffit de recycler les mots d’une expression à l’autre pour en créer de nouvelles. Et le mot «race» n’a pas fini d’inspirer de nouvelles expressions.
C’est ainsi que, sur M6, passe une publicité pour le dernier CD de Linkin Park (au passage, j’avoue que j’ai parfois l’impression d’en apprendre plus de mes élèves sur leur culture qu’ils n’en apprennent de moi sur leur langue… savent-ils au moins, maintenant, ce que signifie le verbe «foutre» et comment l’orthographier?), publicité qui fait dire à un auditeur à propos de cette musique: «Ça va déchirer sa race!»
Et il ne s’agit certainement pas de diviser une race, un groupe, un public, mais de l’intéresser, à l’unanimité. Tout l’inverse de s’en battre la race, donc.
——-
Aline Bourgeois est enseignante à Genève. Elle collabore occasionnellement à Largeur.com.