No comment. Depuis qu’il a été chassé de la télévision alémanique jeudi dernier, Filippo Leutenegger se tait. Mais son histoire déchaîne toujours les passions. La presse publie quotidiennement les nombreuses lettres de lecteurs qui, pour la plupart, se rangent du côté du très médiatique perdant. Car Leutenegger est un habitué des rubriques people. Il est de ceux qui ouvrent leur salon aux photographes et présentent leurs enfants au public.
Aux studios de Leutschenbach, on ne s’est pas encore remis du rodéo entre le patron de la chaîne, Peter Schellenberg, et son rédacteur en chef. Le renvoi de Filippo Leutenegger avec effet immédiat constitue un dénouement d’une rare violence.
Les règlements de comptes peuvent certes être cruels dans l’audiovisuel public, mais la manière est d’ordinaire plus feutrée. A ce titre, le communiqué officiel annonçant le départ de Leutenegger est éloquent. N’y figure même pas la formule de remerciement d’usage pour un collaborateur qui affiche vingt ans de maison.
Ueli Haldimann, jusque-là patron de la Rundschau (l’équivalent alémanique de Mise au Point) a été désigné rédacteur en chef intérimaire. Détail piquant: deux ans plus tôt, Haldimann avait quitté ses fonctions à la suite d’une mésentente avec Leutenegger. La direction s’est mise en chasse d’un nouveau chef de l’info. Son entrée en fonction est envisagée pour début 2003.
A l’origine du combat «Schaelli contre Filippo», comme tout le monde les appelle familièrment, une économie de 30 millions de francs sur le fonctionnement de la chaîne. Le grand patron de SF DRS veut tailler dans le département de l’information en maintenant l’offre culturelle. Le rédacteur en chef défend évidemment la proposition inverse.
Mais plus qu’un différend ponctuel, c’est la difficile cohabitation de ces deux hommes de pouvoir qui est à l’origine de la crise.
Interviewé par la Solothurner Zeitung au lendemain de sa victoire, Peter Schellenberg enfonce le clou. «Une star (entendez: Filippo Leutenegger) n’a pas les mêmes qualités qu’un chef. Il faut être d’un égoïsme forcené pour devenir une star. Et un chef ne peut pas être égoïste.»
Le cheveu blanc en bataille, Peter Schellenberg, 61 ans, passe pour un fin stratège. SF DRS est une télévision efficace et populaire. On lui en reconnaît le mérite. Cet intellectuel francophile marqué par l’existentialisme tient sa maison d’une main de fer. En octobre 2000, il se débarrasse, déjà de façon abrupte, du chef des divertissements, Marco Stöcklin.
Pour Schaelli, SF DRS est une affaire de famille. Son épouse y travaille aussi. L’entreprise de publicité de son fils, Florian, bénéficie de mandats de la télévision alémanique, ce qui vaut régulièrement des critiques au directeur général. On lui reproche également la création d’une filiale séparée regroupant les moyens de production. Un non-sens économique, selon ses détracteurs.
Des détracteurs, Leutenegger, 49 ans, n’en manque pas non plus. «Sa méthode: diviser pour mieux régner», «son prédécesseur savait déléguer, Fillipo en est incapable», «pour travailler avec lui, il faut obligatoirement se soumettre», etc…
Lorsque Filippo Leutenegger a été nommé à la tête de l’info en 1999, tout le monde s’attendait à ce qu’il abandonne complètement la présentation d’Arena, l’émission vedette qu’il avait créé six ans plus tôt et qui l’avait rendu célèbre. Mais il décida d’en conserver l’animation à la veille des scrutins importants. De quoi engendrer d’innombrables frustrations dans la rédaction.
Les manières de Filippo sont celles d’un monarque, et il faut lui reconnaître un certain panache. L’homme aimait organiser des fêtes en son honneur pour ses 400 subordonnés. Rares sont ceux qui les boudaient.
Fils de dilpomate, Filippo Leutenegger a vécu ses premières années à Rome. Il est un journaliste suisse atypique, d’une élégance toute italienne quand ses confrères assortisent volontiers rayé et pied-de-poule. Tout le monde lui reconnaît une exceptionnelle présence à l’écran.
Contrairement à ses pairs, Filippo déteste le consensus. Dans son Arena, ce sont des gladiateurs qui s’affrontent, et non d’innofensifs partis gouvernementaux. L’analyse et la nuance sont balayées par les formules choc. En dompteur, il flatte les bêtes politiques.
A ce jeu-là, Christoph Blocher est indéniablement très fort. Les passages répétés à Arena du conseiller national zurichois ont beaucoup aidé son parti, l’Union démocratique du centre. Dans sa jeunesse, Filippo Leutenegger a été un énergique militant de gauche. Aurait-il retourné sa veste au point de soutenir la droite musclée du pays?
«Leutenegger n’est pas un proche de Christoph Blocher. Mais il apprécie chez lui le politicien qui réussit. Ce qui intéresse vraiment Filippo, c’est le pouvoir. Il veut être proche des puissants. Il ne se soucie pas de leur couleur politique», dit un ancien collègue.
La vie de Filippo Leutenegger est inextricablement liée à SF DRS. Sa compagne, Michèle Sauvain, y est aussi journaliste et leurs deux enfants fréquentent la garderie du site.
Difficile de lui imaginer une reconversion convaincante loin des caméras. Mais bien qu’animé d’une sainte horreur de l’ombre, cet impulsif ne s’est apparemment pas prévu de porte de sortie.
Le vieux Schaelli est maintenant à deux ans de la retraite. Il est de notoriété publique que l’ambitieux Filippo avait des visées sur le poste.
Le magazine Schweizer Illustrierte a demandé à Armin Walpen, le patron de l’audiovisuel public, si toutes les portes de SF DRS étaient définitivement closes à Filippo Leutenegger. Et le chef d’Idée Suisse de répondre: «Pour le moment, je ne vois aucune possibilité pour lui chez nous. Mais pensez à James Bond. Ne dites jamais plus jamais.»