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François Reynaert dans le bocal médiatique

Bonne journée: l’opposition malgache boycotte le second tour des présidentielles, Jacques Chirac déclare sa candidature en Avignon, la Télévision suisse romande décide d’affrêter un navire pour couvrir l’Expo 02 et je viens de lire «Nos amis les journalistes» de François Reynaert.

Moi qui suis journaliste, j’ose à peine confier le plaisir que j’y ai pris. Rire de soi, pourquoi pas… Mais avec n’importe qui? Est-il bien raisonnable que je partage avec de vulgaires lecteurs, comme en charrie cette sorte de roman à succès, les travers professionnels dont je m’amuse d’ordinaire avec mes camarades de rédaction, de préférence à l’heure apéritive?

Et puis je ne voudrais pas avoir l’air de cracher dans cette soupe médiatique qui ne me nourrit pas si mal — bien que je la mange avec une longue cuillère, comme il est conseillé de le faire en compagnie du diable. Je confesse donc un plaisir coupable. Pour ma repentance, j’irai lire deux cents pages de Pierre Bourdieu, saint patron des journalistes déprimés.

La chronique de François Reynaert constitue une des deux bonnes raisons d’acheter chaque semaine Le Nouvel Observateur — l’autre étant, plus loin dans le journal, la chronique de Bernard Frank, délicieuse prose échouée là depuis des lustres et à laquelle on s’est habitué comme à une paire de pantoufles.

Sur ses deux colonnes hebdomadaires, François Reynaert se révèle vif, tranchant, intelligent, rusé, capable d’avaler n’importe quelle actualité dans un grand éclat de rire. Eh bien on pourrait, sans crainte, doubler ou décupler la taille de cette chronique puisque «Nos amis les journalistes» parvient à conserver les mêmes qualités sur la longueur du roman.

En sous-titre, celui-ci est qualifié de «comique», ce qui est un euphémisme. François Reynaert a gonflé sa farce au gaz hilarant, mais n’a pas non plus négligé d’y glisser une sorte d’apoloque. On découvre comment, dans le bocal médiatique saturé d’informations, c’est la non-information qui se fait rare et qui, du même coup, prend de la valeur.

Telle est l’idée géniale d’Abel Bahu, rédacteur en chef au Journal: partout poursuivis par une actualité furieuse et tonitruante, les gens ne rêveraient plus que de non-information, et c’est cela qu’il faudrait leur donner. Le degré zéro de l’info. Le calme souverain du non-événement…

Là-dessus, tout le monde s’agite. On entend ricocher les mots fétiches de cette langue nerveuse qui se parle dans les rédactions: «contacts», «coups», «cover»…

«Ce fonctionnement de ruche hystérique fait partie de la mythologie du métier», observe assez justement le narrateur.

Mais où dénicher un pareil néant journalistique? Il sera finalement localisé au Tourdistan, petite république fraîchement indépendante, coincée entre l’Iran et son ancien tuteur russe. Les reporters dépêchés sur place y vivront une aventure aussi désolante que la capitale de ce pays somnolant en marge de l’histoire: «Moulighour, un dépotoir de vieux immeubles soviétiques délabrés jetés sur un terrain vague caillouteux, ressemblait à Bagdad en pire.»

Le problème, c’est que le journaliste a horreur du vide. Sous ses doigts, tout se métamorphose en information. Comme la ligne d’horizon, le non-événement est une chimère qui recule dès qu’on s’en approche.

Les envoyés spéciaux vont ainsi confondre la sortie agitée d’un match de foot avec une révolution, déclenchant par là même un emballement médiatique dont on n’a plus connu l’équivalent depuis la gâterie présidentielle de Monica Lewinski.

La confraternité m’interdit toutefois de les accabler. Le fameux «terrain» sur lequel la profession cultive ses légendes est semé de pièges: pas facile d’en croire ses yeux avec ce réel toujours déconcertant, contrariant… Par exemple, qui aurait imaginé que la parenthèse communiste ouverte en 1917 se referme avec un poivrot grimpé sur un tank?

Le journalisme est «la religion des sociétés modernes» avait déjà noté Balzac. Et je suis reconnaissant à François Reynaert d’avoir réussi à me divertir en déchiffrant les formes contemporaines de sa liturgie, ses rites, ses paroles sacrées, les attributs de la prêtrise et le miracle toujours renouvelé qui métamorphose la non-information en son contraire.

Si j’étais catholique, j’irais de ce pas brûler un cierge pour que la profession en fasse son bréviaire.

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«Nos amis les journalistes», de François Reynaert. Editions Nil.