- Largeur.com - https://largeur.com -

Le travail de nuit néfaste pour la santé

En Suisse, un actif sur vingt travaille régulièrement durant la nuit. Un phénomène en augmentation, qui n’est pas sans conséquences sur la santé physique et mentale.

large18042017.jpg

Il est 22 heures un vendredi soir. Alors que son époux gère une bataille d’oreillers dans la chambre des enfants, Ariane enfile son manteau, attrape ses clés et verse le contenu de la cafetière électrique dans un thermos. Comme tous les soirs depuis le début de la semaine, elle rejoint à vélo l’établissement médico-social dans lequel elle est de garde. Elle n’en ressortira que le lendemain au petit matin, fourbue et déphasée.

En Suisse, le travail de nuit régulier (à raison de plus de 25 nuits par an) concerne 5% des actifs occupés, selon les chiffres 2014 de l’Office fédéral de la statistique (OFS). La part des hommes (5,7%) est un peu plus élevée que celle des femmes (4,2%). Mais de façon globale, le phénomène connaît une croissance significative. Alors qu’en 2001, seules 175’000 personnes se trouvaient régulièrement à pied d’œuvre entre minuit et 6 heures, ce chiffre atteignait 218’000 en 2015. Quant au travail de nuit ponctuel, il concernait 376’000 personnes l’an dernier (contre 319’000 en 2001).

A ces données officielles, il faut ajouter le travail de nuit sortant des statistiques en raison de son côté informel. «Il est parfois même inconnu des employeurs», souligne Olivia Guyot Unger, avocate auprès de la Fédération des entreprises romandes Genève (FER Genève). à l’ère du tout numérique, de nombreux travailleurs planchent en effet sur des dossiers et projets jusqu’au cœur de la nuit, depuis la maison ou des lieux publics.

Le travail nocturne interdit par la loi

Le nombre de personnes s’activant tandis que le reste de la population rejoint les bras de Morphée n’est donc pas anecdotique en terres helvétiques. Pourtant, la réglementation fédérale interdit en principe le travail de nuit (cf. l’article 16 de la loi sur le travail). «Les entreprises qui souhaitent obtenir une dérogation sont soumises à un système d’autorisation», explique Olivia Guyot Unger. Elles doivent notamment prouver que faire travailler certains collaborateurs durant la nuit est indispensable pour des raisons techniques ou économiques. «Les autorités compétentes n’entreraient probablement pas en matière pour une société internationale de révision et de conseil qui souhaiterait simplement coller avec les horaires d’une filiale de Singapour. Sauf éventuellement en période de bouclement des comptes.»

Les secteurs des transports et de l’entreposage, de l’hébergement et de la restauration, ainsi que de la santé et du social comptent les parts les plus importantes de salariés nocturnes (respectivement 14,1%, 12,3% et 8,5% en 2014, selon l’OFS). Faire travailler leur personnel à contretemps engendre d’ailleurs un impact économique conséquent pour les sociétés et organismes actifs dans ces branches. «Tout travail de nuit régulier ou périodique doit être compensé par 10% de temps de repos supplémentaire. Quant au travail de nuit temporaire, il entraîne pour l’employeur une surcharge salariale de l’ordre de 25%», rappelle la spécialiste de la FER.

Selon Christine Michel, responsable santé et sécurité au travail chez le syndicat Unia, «l’augmentation du travail de nuit s’inscrit dans un contexte de déréglementation générale du travail»: travail du soir, travail sur appel, horaires flexibles, etc. «On tend vers une société du 24h/24, où les consommateurs veulent tout tout de suite. Si on vous promet de vous livrer une marchandise achetée sur internet le lendemain, il faut bien que quelqu’un prépare votre commande pendant que vous dormez.»

De graves conséquences en termes de santé

Pour les collaborateurs concernés, exercer une activité professionnelle entre 23 heures et 7 heures semble présenter certains avantages. «Parmi les plus souvent cités figure la plus-value financière, relève Christine Michel. Mais aussi la meilleure conciliation entre travail et famille.» La responsable syndicale met en garde contre cette fausse bonne idée: «Au final, c’est souvent une double charge — notamment pour les femmes qui sont encore majoritairement responsables du ménage et des enfants –, car on grignote sur le temps de sommeil diurne.» C’est justement la problématique du sommeil qui provoque le plus de critiques à l’encontre du travail de nuit: les spécialistes observent que dormir la journée ne permet pas de récupérer aussi bien que la nuit. «D’une part, le sommeil diurne est moins profond. D’autre part, il est davantage perturbé par des nuisances telles que bruit et lumière», commente Dieter Kissling, directeur de l’Institut de médecine du travail (ifa).

Plus que de simples soucis de fatigue, les professionnels de la santé observent régulièrement chez les travailleurs de nuit l’apparition de maladies, dont certaines graves. «Parmi les problèmes de santé les plus fréquemment développés par cette catégorie d’actifs, on peut citer la prise de poids, le diabète de type 2, les ulcères ou encore les fausses couches, avertit Samuel Iff, spécialiste prévention et santé auprès du Secrétariat d’Etat à l’économie. Le système cardio-vasculaire est aussi mis à rude épreuve, avec un risque accru d’environ 40% de souffrir d’angines, d’hypertension et même d’infarctus.» Et de rappeler au passage que les personnes effectuant régulièrement du travail de nuit en Suisse ont droit à un examen médical périodique payé par leur employeur.

Selon une étude menée aux Etats-Unis depuis 1988 sur 75’000 infirmières — dont les résultats ont été publiés en janvier 2015 dans l’American Journal of Preventive Medicine –, la mortalité des participantes ayant travaillé de nuit durant six à quinze ans était supérieure de 11% à la moyenne, toutes causes confondues. D’après cette même étude, les personnes exerçant leur activité professionnelle entre minuit et 6 heures depuis quinze ans ou plus ont 25% de probabilité de plus de contracter un cancer du poumon. Dieter Kissling cite pour sa part d’autres recherches indiquant un risque accru de cancer du sein chez les femmes et de cancer de la prostate chez les hommes. Sans oublier bien sûr le risque d’accidents au travail et sur le chemin du retour, fatigue oblige.

L’impact psychologique du travail nocturne alerte également les spécialistes de la santé et de la protection des salariés. Samuel Iff évoque une propension élevée au stress, aux angoisses, voire à la dépression. Des études montrent qu’en raison du rythme décalé, cette catégorie d’actifs est moins bien ancrée dans les tissus associatifs et a même moins d’amis. Dieter Kissling relève pour sa part un taux de divorce plus élevé que la moyenne, ce qui n’étonne pas la syndicaliste Christine Michel: «J’ai déjà vu des conjoints qui alternaient tous deux nuits et jours de travail et s’occupaient à tour de rôle des enfants. Au final, ils ne se voyaient plus.»
_______

ENCADRE

Faire ses nuits… de jour

Envoyer des collaborateurs à l’autre bout du monde plutôt que de les faire travailler de nuit en Suisse: c’est la solution pour laquelle a opté il y a trois ans l’Agence télégraphique suisse (ATS). Depuis janvier 2014, quatre journalistes helvétiques sont en poste à Sydney, où ils gèrent le service de nuit — essentiellement l’actualité internationale — de l’agence de presse basée à Berne. «En arrivant au bureau le matin, ils appellent via Skype la centrale de l’ATS (où il est environ 23 heures, ndlr) pour un briefing. Puis ils prennent le relais et les collègues bernois rentrent chez eux», explique Béat Grossenbacher, responsable de la rédaction francophone de l’ATS.

Trois raisons ont poussé l’agence à exporter son service de nuit: «Il était de plus en plus difficile de motiver nos collaborateurs à effectuer leur part de nuits. Ensuite, avec l’intensification de notre offre online, nous souhaitions garantir à nos clients un service nerveux et réactif, même la nuit. Enfin, nous voulions alléger le budget. Etant donné que sept nuits équivalaient à dix jours de travail, c’était un gros poste de dépenses.» Selon Béat Grossenbacher, le premier bilan de l’expérience est positif. «Le gain en productivité et en qualité est spectaculaire.»
_______

TROIS QUESTIONS A

Sophie Bucher Della Torre, diététicienne et assistante scientifique à la Haute école de santé Genève (HEdS-GE), décrypte les habitudes alimentaires des travailleurs nocturnes.

Des études montrent une prévalence accrue de l’obésité, des troubles gastro-intestinaux ou du diabète chez les travailleurs de nuit. Pourquoi?
Si l’on s’en réfère à la théorie des rythmes circadiens, l’homme est une espèce programmée pour manger le jour et dormir la nuit. Dès lors, le processus digestif fonctionne moins bien de nuit. Par ailleurs, le métabolisme subit des changements: les nutriments ne sont pas absorbés et assimilés de façon identique à la journée. On a par exemple constaté qu’une même quantité de glucose consommée durant la nuit augmentera davantage le taux de sucre sanguin.

Durant la nuit, les habitudes alimentaires changent aussi…
Etonnamment, les études montrent que les travailleurs nocturnes ingèrent la même quantité d’énergie que leurs homologues diurnes. Par contre, ils mangent plus gras, plus sucré et ont tendance à pratiquer davantage le «snacking».

Quels conseils nutritionnels donner aux travailleurs de nuit?
Globalement, les recommandations sont les mêmes que durant la journée: avoir une alimentation équilibrée. Il faudrait même être encore plus strict la nuit en ce qui concerne les boissons sucrées et autres douceurs. On conseille par ailleurs aux travailleurs concernés de conserver dans la mesure du possible un rythme de type jour, avec deux repas principaux, un repas léger et deux collations. Idéalement, il faudrait se lever à midi pour manger un vrai repas, puis faire un second repas en début de soirée avant d’aller travailler. Quant aux collations nocturnes, mieux vaudrait en fixer les horaires car le risque de grignotage est grand lorsqu’on est fatigué ou quand on s’ennuie.
_______

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

Pour vous abonner à Hémisphères au prix de CHF 45.- (dès 45 euros) pour 6 numéros, rendez-vous sur revuehemispheres.com.